10h15 : J’avance sur mon vélo, me suis faite doubler par un tricentenaire… Ils ont la forme ces japonais !
10h20 : J’ai posé ma canette de « Royal Milk tea », mon thé anglais glacé, dans le panier de mon vélo. J’ai besoin de mes deux mains sur mon guidon pour foutre sa pâté au pépé.
10h21 : La canette se renverse, cette petite averse matinale tombe à pic pour tout nettoyer. Le très vieux en a profité pour filer.
10h20 : Je me change dans les vestiaires, il y a une zone d’environs 12cmcarré délimitée au scotch sur le sol. C’est la zone où tu as le droit de porter des chaussures, t’as pas intérêt à dépasser d’un orteil. On fume dans les cuisines du restau, mais on plaisante pas avec les pieds sales.
10h30 : Je glisse ma « Time Card » dans la machine qui me la tamponne, je suis passée par les cuisines, j’ai dit « ohayo gozaimasu » à 12 000 personnes, et l’on m’a répondu en cœur (les 15 cuisiniers du restaurant ne semblent s’exprimer que d’un seul ensemble).
10h31 : Je passe 20 min à disposer un minuscule service en porcelaine sur 15 plateaux. Ce sont les condiments. Il faut que le bol de soy sauce soit incliné à 18° vers le nord, que la petite cruche de vinaigre dépasse de 22 mm du bec de l’oiseau peint sur le plateau, et que la cuillère soit orientée à droite du pot de cure dent. Ou peut-être à gauche… Je sais plus.
10h46 : Ishiden-san, mon adorable collègue et principale interlocutrice passe derrière moi : « spoon wa… ». Te fatigue pas, j’ai compris… Bah c’était à droite ! J’avais une chance sur 2 ^^
11h : Je prends mon petit déjeuner préparé dans les cuisines avec toute l’équipe cuisiniers/serveuses. L’autre jour on a eu un poisson, tellement entier qu’il en serait presque vivant s’il était pas coupé en 2 et grillé. Ben c’est super bon (une fois que t’as réussi à en choper un bout avec tes baguettes sans t’en planter une dans l’œil).
11h04 : Un vieux cuisinier me dit un truc. A propos du poisson je crois. Ou peut-être de la météo, j’ai pas trop compris. J’ai dit oui, on sais jamais.
11h15 : Les tables sont dressées, les condiments installés, j’ai plus ou moins camouflé la grosse tache de soy sauce sur ma chemise blanche, Ishiden-san et moi on s’ennuie, alors on plie des serviettes.
12h00 : Les premiers clients arrivent. Déjeunent avec les poules ces naiks. Toute l’équipe au complet doit beugler « Bienvenue ». J’ai tenté de résister, ils y tiennent, alors je beugle aussi.
12h01 : Je tire la chaise d’un client, puis je le fauche derrière les genoux. C’est ma mission, mon patron il a dit comme ça.
12 h32 : Me suis ratée, la chaise est méga lourde. Le client sautille avec sa chaise pour se rapprocher de la table.
12h32 : Je galope vers les cuisines attraper les oshibori, des petites serviettes chaudes dont les jap’ raffolent. Très périlleux le galopage, il y a un petit couloir avec deux virages en épingle à cheveux, visibilité nulle. Dans un souk marocain on aurait entendu des « baleck, baleck » toute la journée, mais nous sommes dans un restaurant de luxe japonais, alors on ne se signale pas, on s’emplafonne dans ses collègues.
12h33 : Il n’y a pas encore trop de monde, je discute manga avec Hayashi-san, une autre de mes collègues.
12h34 : J’ai fini de discuter mangas. Très substanciellement, j’ai dit « j’aime les mangas », et après j’ai pas compris ce qu’elle a répondu. Puis j’ai dit « aimes-tu le karaoké ? ». J’ai cru comprendre que oui.
12h37 : Je prépare les boissons, vais chercher les plats en cuisines pour les confier à mes collègues en salle, remporte la vaisselle sale. Dans les série « les japonais parlent toujours pour ne rien dire », il faut s’excuser dès qu’on apporte son plat au client, ou dire bienvenue, et il y a une formule de politesse pour ses collègues, systématiquement, dès qu’on leur confie une tâche. Même s’ils écoutent ou n’entendent pas. C’est un coup à prendre, grâce à ca, l’ambiance est très conviviale, et c’est gratifiant. Le top du top, c’est de s’adresser à la cuisine. Ils répondent tous en cœur, une vraie chorale. Même si ça n’est qu’un grognement. Dans la série "curiosité alimentaire asiatique", il y a ce thé, que les japonais boivent au choix chaud ou avec des glaçons. A mon sens, il n'y a pas de meilleur manière de le consommer. Dans les 2 cas, c'est dégueu.
12h 43 : Galope, galope.
12h45 : Oups, mauvaise formule, à la plonge, on a pas très bien compris pourquoi je leur ai dit bienvenue.
12h56 : Galope, galope. Freinage d’urgence. Morbleu, j’avais jamais vu un plateau de cette taille. Pour moi ? Trop urbain, mais … euh, j’en fais quoi ? Par là ? Bon ok, j’avance. Tout droit.
13h07 : Le week end, on vient déjeuner en famille dans les salles privées du restaurant. C’est bien calme là dedans ? Pépé somnole, l’ado rebelle commence à faire joujou avec les rideaux ? On envoie la petite stagiaire, elle est française, elle capte rien de ce qu’on lui dit, se goure dans les formules de politesse, se prend toutes les chaises et tient son plateau de traviole, ça va faire une attraction.
14h00 : Ishiden-san annonce les dernières commandes aux cuisines. Les grégoriens, toujours de concert, « WAKARIMASHITA », s’exécutent.
14h15 : Les tables sont débarrassées, dressées pour demain. Ishiden-san et moi on s’ennuie, alors on plie des serviettes.
14h30 : Ishiden-san a fini son service. Elle me dit la formule de politesse pour saluer ses collègues lorsque l’on s’en va. J’ai pas encore appris la réponse. Alors je lui sourit.
14h33 : Un petit cuisinier me parle manga. Je crois. En tout cas il a l’air content quand je lui sors tous ceux que j’ai lu, je dois pas être totalement hors sujet. Dieu merci, je suis une geek, j’aurai sérieusement manqué de sujets de conversation si ça n’avait pas été le cas.
14h34 : Le cuisinier reformule pour la 25ème fois ce qu’il essaie de me dire. Le manager arrive sur ces entre-faits, le petit cuisinier hésite entre lui demander de traduire, et abandonner… Le sujet de la conversation manquant quelque peu de sérieux, il bat en retraite dans la cuisine. Le manager, pas dupe, rigole.
14h35 : Je m'ennuie, alors je plie des serviettes.
15h03: Le manager vient me chercher pour me faire répéter les bons gestes et les bonnes formules de politesse. Je prends des notes. J'apprends à servir le thé, chaud ou froid, un plat, à débarrasser, à porter deux assiettes sur une seule main.
15h17 : Puis il me montre comment en porter trois.
15h23 : D'un commun accord, on se dit que je me limiterai à deux.
15h47 : Je m'ennuie alors je plie des serviettes. Je récite mes formules.
16h05 : J’essaie de sortir la bonne formule pour saluer les cuisines avant de partir. Me souviens plus de l’enchainement des syllabes. Avant que j’ai le temps de sortir mon anti-sèche, mon petit collègue me souffle. Le chœur de l’armée jaune : « ARIGATO GOZAIMASU ».
Rideau.